Le Président de la République, en concluant son discours devant la Représentation Nationale sur l’état de la Nation, a lancé un appel à ‘’l’union sacrée de notre Peuple pour régler dans la sérénité les défis auxquels fait face notre pays le Bénin’’.
Au sujet de la lutte contre la corruption, il a fait le constat que ‘’les progrès n’ont pas été à la hauteur des attentes’’ et a confié aux représentants du peuple (et par conséquent à chaque citoyen) les questionnements ci-après :
- « S’agit-il alors d’un manque d’efficacité de nos institutions, d’une insuffisance de moyens, ou d’une démission collective ? »
- « Jusqu’où les béninois veulent-ils aller avec cette exigence (de changement de mentalité en profondeur, d’éthique et de morale) ? »
Par la présente tribune je voudrais, exerçant mon devoir citoyen, mais en toute humilité, proposer des éléments de réponse aux questionnements ci-dessus et suggérer les bases d’une transformation de la gouvernance publique au Bénin ; car comme dit l’adage, « mieux vaut allumer une bougie que de maudire l’obscurité. Et une bougie ne perd pas sa flamme quand elle allume une autre bougie ».
Le mal qui ronge en silence notre pays est multidimensionnel – éthique, moral, social, politique, institutionnel – et constitue un péril majeur. Il se cristallise en une corruption devenue consubstantielle de notre système démocratique, et qui comme une gangrène, risque d’emporter la Nation.
Cependant, « la lumière ne nait pas des ténèbres, mais les ténèbres meurent de la lumière. … La lumière s’allume et les ténèbres se dissipent ». La transparence est pour la corruption comme la lumière pour les ténèbres. C’est autour de ce principe qu’il faudra concevoir et administrer une thérapie efficace contre le mal si nous voulons en guérir.
Renoncer à une administration publique qui cultive des contre valeurs
Dans l’administration publique, les pratiques managériales opaques et imprévisibles suscitent des actes de mauvaise gouvernance et facilitent les actes de corruption. Ainsi :
- La fragmentation et l’instabilité institutionnelles au service de la politisation à outrance de la gouvernance publique, du régionalisme et de l’ethnocentrisme accentuent les redondances, les chevauchements et la dilution des attributions ; elle entretient en outre la déresponsabilisation des acteurs (par exemple une trentaine de ministères, une inflation des directions générales, etc.). Toutes choses qui font davantage le lit de la corruption. Dans un tel contexte, les corps publics de contrôle, en proie à la politisation et à l’instrumentalisation, perdent leur nécessaire crédibilité.
- La non promotion de l’excellence et l’absence de sanctions (récompenses ou punitions) nous font payer les prix de l’incompétence et de l’impunité ;
- L’improvisation et la gestion dans l’urgence permettent le recours aux procédures d’exception ;
- Le retard quasi systématique dans l’exécution des actes de gestion publique constitue un détournement du temps d’autrui qui est une façon bien insidieuse d’inviter à corrompre. Alors qu’au nombre des constantes des pays qui émergent ou ont émergé, il y a la prévisibilité, la crédibilité et la fiabilité de la parole et des actes de la puissance publique ; faire chaque chose à l’échéance convenue est la pierre angulaire de ces vertus.
Pendant ce temps, ailleurs, au sein des pays en voie de développement y compris en Afrique, des réformes hardies conduites au nom de la performance et de l’efficacité ont débouché sur une plus grande simplification et une décentralisation effective de l’administration de la puissance publique avec des succès souvent cités comme le cas du Rwanda.
La perte de crédibilité de l’administration publique est manifeste de nos jours dans notre pays. Son architecture s’est muée en un cercle vicieux où la norme se traduit par le service contre une enveloppe ou une incitation spécifique ; le citoyen et l’opérateur économique en paient le prix fort, livrés aux mains de chefs qui les invitent outrageusement à les corrompre, et contre lesquels ils n’ont pas de recours efficace. Cette invitation va parfois jusqu’à l’utilisation des Saintes Ecritures comme mot de passe, notamment : « Mathieu 7:7 »
Mettre fin à une « lutte de façade » contre la corruption
La corruption est une conspiration contre les citoyens, contre l’intégrité de la chose publique (res publica), contre l’État. « La corruption pue, la société corrompue pue » a dit le Pape François. Il est impératif de refuser de s’accommoder de cette putréfaction, et de ne surtout pas se résigner. N’avons-nous pas déclaré avoir « vaincu la fatalité » à la Conférence Nationale parce que « nous avons décidé de ne plus jamais humilier l’intelligence ? »
Cette intelligence nous appelle à reconnaitre que si la lutte s’est avérée aussi inefficace, c’est que les moyens ont manqué de pertinence, et il faut convenir que le cadre institutionnel mis en place et la stratégie déployée s’avèrent inappropriés, et que le résultat se traduit par des mesurettes et des actions populistes sans lendemain.
En effet, lutter contre la corruption en soi est un leurre, une entreprise vaine, si cette lutte n’est pas le corollaire, le pendant d’une entreprise résolue visant à mettre en place une gouvernance publique performante parce que transparente, prévisible et crédible. C’est autour de cette logique qu’il faudra rebâtir les composantes de la lutte contre la corruption, afin de l’arracher du cœur du système.
Le consensus de la Conférence Nationale est dévoyé, notre Constitution est dépassée.
Un quart de siècle après la mémorable Conférence Nationale qui a permis une transition pacifique vers un état de droit et une démocratie à multipartisme intégral, et après plusieurs alternances présidentielles et législatives, force est de constater que les dividendes escomptés de la démocratie béninoise ne sont pas au rendez-vous. Il est urgent d’entendre et de répondre à l’exaspération ambiante car, continuer dans le confort autiste (mais pour combien de temps avant l’éruption ?) ne peut que mettre en péril notre pays et son système démocratique.
Au cœur du consensus et du choix sociétal de la Conférence Nationale figure le triptyque ‘’société démocratique’’ à ‘’multipartisme intégral’’ et à ‘’économie de marché’’. Dans une telle société, la gouvernance publique est le « système de relations de pouvoir entre les autorités publiques, la société civile et le marché » dans le but de transformer positivement les aptitudes des communautés politiques à se diriger légitimement et à agir efficacement.
Malheureusement, l’esprit et la lettre des principes du consensus de la Conférence Nationale ont été souvent dévoyés ; la loi fondamentale qu’il a engendrée a montré ses limites à l’épreuve du temps et des nouveaux défis. Notre gouvernance publique est caractérisée par l’hypertrophie de fait du pouvoir exécutif et l’atonie des autres acteurs.
Et pourtant, dans un contexte démocratique, la gouvernance publique ne peut être porteuse de développement que si chacun des trois pôles de son triptyque est en capacité d’agir positivement, légitimement et efficacement. Et la puissance publique, c’est-à-dire la capacité et la responsabilité d’instaurer et de réguler un environnement incitatif qui préserve l’intérêt commun tout en libérant et en faisant converger les énergies (ou volontés d’agir), est dévolue aux autorités publiques (agissant à travers l’administration publique) pour qu’elle soit exercée dans l’intérêt général.
Notre gouvernance publique en question
Une gouvernance publique qui ne procède ni ne se nourrit des principes de transparence, de responsabilité et d’imputabilité, ne peut pas générer un progrès continu et soutenu, et se condamne à perdre en crédibilité voire en légitimité. Elle devient alors un peu plus chaque jour un handicap pour le développement de ses filles et fils, puisqu’elle ne concourt pas à la préservation de l’intégrité de la chose publique, bien commun de tous autour duquel se bâtit le développement. Une telle gouvernance entretient plutôt des maux et contre-valeurs comme le népotisme, l’ethnocentrisme, le régionalisme, etc., et leur corollaire : la corruption.
La justice de notre pays a été fréquemment mise en cause, pointée du doigt souvent à juste titre, comme étant responsable de la non application de la loi pour sanctionner les actes de malversations et de prévarications. Cette justice n’est en fait que le produit de notre gouvernance publique. Par conséquent, sa transformation souhaitée passe par celle de la gouvernance publique dont elle constitue un des pouvoirs.
Il est alors à craindre que tout homme, quels que soient par ailleurs ses qualités et mérites, établi et livré à lui-même à la tête d’un tel système de gouvernance, ne s’en empare pour lui faire produire des fruits encore plus amers tant il est vrai qu’un arbre ne peut produire que les fruits de son espèce. En effet, un bon Etat n’est pas un Etat dirigé par une bonne personne, mais un Etat qui reste bon, qu’il soit dirigé par une bonne ou une mauvaise personne (Spinoza), et « c’est dans les institutions que la vertu doit être implantée, afin qu’elles survivent à la dégradation du niveau de leurs dirigeants’’.
La confection de la LEPI (Liste électorale permanente informatisée), l’outil dont la transparence et la fiabilité sont essentielles en démocratie à la légitimité des choix par le peuple de ses dirigeants élus, est un excellent exemple du lourd tribut que nous payons quand nous acceptons une gestion administrative et une gouvernance publique dans l’urgence et l’improvisation. La facture per capita de l’ensemble du processus mis en place pour la confection de la LEPI et sa révision est l’une des plus élevée au monde. Et on ne saura probablement jamais les erreurs à ne pas répéter, puisque qu’au lieu d’un réel audit du processus, la classe politique s’est accommodée d’un cache misère : le COS-LEPI. Par ailleurs, on ne sait pas non plus ce qu’est devenu le RAVEC (Recensement Administratif à Vocation d’Etat Civil). Mais on a cependant entendu dire récemment que la nouvelle carte d’électeur pourrait aussi faire office de carte d’identité nationale alors que la confection de la LEPI n’a pas respecté toutes les exigences liées à l’établissement des cartes d’identité nationale.
« Jusqu’où donc les béninois veulent-ils aller avec l’exigence de plus d’éthique et de morale dans la gouvernance publique de leur pays ? » s’était aussi interrogé le Chef de l’Etat.
L’histoire nous enseigne que pour accomplir leurs aspirations, les peuples peuvent aller aussi loin que leurs leaders veulent bien les conduire.
Je lis ici et là et j’entends souvent dire que ‘’les béninois n’aiment pas leur pays’’. ‘’Il est intolérable de s’installer dans la haine de soi’’. Je ne connais pas d’exemple de pays qui ait pu émerger et prospérer en se mésestimant, sans construire une identité nationale forte autour de ses valeurs et potentialités afin de mobiliser, connecter et faire converger les énergies de ses filles et fils. Et le débat démocratique devrait offrir l’occasion de visiter et conforter ces fondamentaux.
Cessons par exemple de confesser, de reconnaître pour vrai que ‘’le Bénin est un petit pays pauvre aux ressources limitées’’ car c’est une formule malheureuse qui reflète l’esprit de pauvreté de ses auteurs et qui autorise toutes les compromissions qu’il génère. A trop y croire, beaucoup en sont venus à désespérer de leur pays.
Il était une fois une administration publique béninoise perçue comme insignifiante, et qui 9 années après sa création en 1990, végétait toujours et désespérerait de mobiliser l’attention et les investissements nécessaires pour développer le secteur. Et pourtant en deux années à peine et avec le même personnel, cette administration avec un nouveau leadership a su opérer les mutations nécessaires pour libérer les énergies de ses ressources humaines, mobiliser l’investissement intérieur, infléchir les priorités des partenaires au développement, etc. Toutes choses qui lui ont permis en cinq années de tripler son budget d’investissement, doubler son taux d’exécution, réaliser des évaluations indépendantes de la qualité de sa dépense et des impacts de ses investissements, voire même servir de référence dans le secteur pour plusieurs pays en Afrique. Il s’agit d’une démarche exigeante qui a placé la prévisibilité et la transparence, la responsabilisation et la sanction (positive ou négative) au cœur de la matrice de gestion dudit secteur.
Je suis sûr qu’on pourrait trouver d’autres exemples similaires parce que j’en connais. Pourquoi donc ne font-ils pas école ? C’est bien là la question désespérante !
Ne dit-on pas que l’exemple n’est pas le meilleur moyen, mais le seul pour entraîner les autres ? Oui certainement, à condition que ce soit l’exemple qui vienne d’en haut car c’est lui qui produit le mieux cet effet contaminant qui se répand au sein du plus grand nombre pour induire un changement positif, au besoin par l’établissement de nouvelles règles, ou pratiques.
Comment catalyser la transformation de la gouvernance publique ?
Il n’y a pas de lutte possible entre la lumière et l’obscurité. La transparence comme principe de gouvernance est le remède à la corruption, le cheval de bataille pour instaurer et enraciner la bonne gouvernance dans notre pays. C’est la lutte pour la transparence qu’il faudra systématiser, mesurer, sanctionner. C’est pour elle que nous avons besoin d’une autorité effectivement indépendante capable de constater et d’enclencher tous processus idoines de sanctions (politiques, administratives, judiciaires) conformément à la loi. C’est au nom du principe de transparence qu’il faudra légiférer pour garantir, aux citoyens en général mais aussi aux médias, l’accès à toute information relative aux actes des gestionnaires publiques, à l’exception éventuelle (mais encadrée par la loi et contrôlée par le parlement) des informations sensibles parce que relatives à la sécurité nationale et préalablement classées comme telles. Un accès garanti à l’information permet de réduire l’asymétrie qu’il y a entre la puissance publique et ses administrés.
La lutte pour une gouvernance transparente doit donc être le fer de lance d’un programme efficace (et résolument mis en œuvre) de réformes de notre gouvernance publique sous toutes ses formes (politique, économique, sociale et environnementale), afin de transformer notre démocratie, notre économie, et d’assurer une véritable transition vers l’efficacité de l’action gouvernementale et de l’action publique dans le cadre de la primauté du droit, du pluralisme démocratique, de l’économie de marché, pour une prospérité durable et inclusive c’est-à-dire effectivement partagée.
Nous savons que pour prospérer, le mal n’a besoin que de l’inaction (même résignée) des hommes de bien. Si la gouvernance politique est à blâmer, et s’il incombe à tous les acteurs de la gouvernance publique de travailler à sa transformation, la question majeure est : comment catalyser la dynamique de sa transformation positive ?
Nous avons besoin d’un pacte citoyen pour publiquement engager tous ceux qui aspirent à nous gouverner
Les prochaines élections présidentielles sont l’occasion à saisir pour travailler ensemble à construire le plus petit dénominateur commun nécessaire pour catalyser cette dynamique de transformation vers une gouvernance publique capable d’accélérer notre marche vers la réalisation à l’horizon 2025 (dans dix ans !) de la vision Alafia du Bénin comme « un pays phare, un pays bien gouverné, uni et de paix, à économie prospère et compétitive, de rayonnement culturel et de bien-être social ».
Il s’agit d’une initiative citoyenne, ouverte à tous ceux et celles qui ont une étoffe de leaders et d’acteurs crédibles et dévoués, et qui ambitionne de susciter une large adhésion à un pacte national pour la transformation de la gouvernance publique de notre pays.
Le but de ce ‘Pacte Alafia’ est de créer une dynamique pour :
- Mobiliser les citoyens en général et les leaders d’opinion en particulier autour d’une vision pour une gouvernance publique véritablement démocratique et performante, capable de répondre aux défis et exigences d’un développement durable ;
- Proposer les principaux objectifs et résultats attendus d’une telle transformation ;
- Catalyser cette transformation en interpelant toutes les chapelles politiques en général, et en invitant tous les candidats aux élections présidentielles en particulier, à s’engager et à signer ce pacte en guise d’adhésion indéfectible à son contenu ;
- Entretenir la veille citoyenne pour sa mise en œuvre.
Ne donnons pas un blanc seing au prochain président de la république et à la coalition qui va le porter au pouvoir. Pour vaincre l’obscurité, « on peut répandre la lumière de deux façons : être la bougie, ou le miroir qui la reflète » (Edith Warton). Et, parce que l’inquiétude peut aussi être le moteur de l’espérance, chacun peut donc trouver une partition à sa pointure.
Que tous ceux qui sont indignés par la situation de grave crise éthique et morale, politique et institutionnelle qui secoue notre pays se donnent donc la main et s’engagent pour faire vivre le Pacte Alafia pour la transformation de notre gouvernance publique. L’inaction serait complice, le silence coupable car « quand le vieux tarde à mourir et le neuf tarde à naître … surgissent les phénomènes morbides les plus variés ».
5 janvier 2016
Luc GNACADJAGPS-Dev Bénin
Ancien Sous-Secrétaire Général des Nations Unies (2007-2013)
Ancien Ministre de l’Environnement de l’Habitat et de l’Urbanisme (1999-2005)