La dégradation des terres et des paysages agro-pastoraux au Bénin :Une Menace pour le Développement Durable

Il ne fait aucun doute que la terre est le premier capital de l’économie béninoise et la base des moyens de subsistance de nos populations. Sa gestion durable, au bénéfice des générations présentes et futures doit donc être au cœur de nos politiques, stratégies et investissements afin d’assurer un développement réellement durable.

L’Afrique est la région du monde la plus affectée par la dégradation des terres et des paysages agro-pastorauxqui transforme des terres précédemment fertiles et productives en de vastes espaces quasiment nus de toute végétation, autrement dit, en des déserts anthropiques par opposition aux déserts naturels.

Qui pourrait croire que le Bénin est affecté bien plus que la moyenne des pays africains ? Et pourtant, en 2010, les terres de 32% de la population rurale béninoise en étaient affectées contre une moyenne africaine de 23%. Cependant, au plan national, on entend parler de ce phénomène qu’une fois l’an, le 1er Juin, à l’occasion de la journée de l’arbre, instituée depuis 1985.

Est-ce une réponse suffisante au phénomène ? La dégradation des terres et des paysages agro-pastoraux n’est-elle pas une menace dont l’ampleur est largement mésestimée au Bénin ?

La présente réflexion a été largement tirée de mon introduction liminaire à l’atelier national tenu à Cotonou les 27 et 28 Février, organisé par le ministère du cadre de vie et du développement durable, sur le thème « Gestion des terres et des paysages agro-forestiers au Bénin : nécessité d’un changement de paradigme pour un développement durable ».

En quoi consiste donc la dégradation des terres ?

Il est convenu de désigner par cette expression un peu déconcertante, la perte de la productivité biologique et socio-économique des écosystèmes terrestres, c’est-à-dire de nos terres agricoles et paysages agroforestiers, ainsi que de tout ce qui en dépend en aval pour la valorisation et la consommation des biens et services écosystémiques que sont en autres : notre nourriture, notre couvert végétal et nos énergies provenant de la biomasse ; la régulation de notre climat, de nos ressources hydrauliques y compris des phénomènes d’inondations, etc. Au nombre des causes premières de la dégradation des terres et des paysages agroforestiers au Bénin, on pourrait citer : la déforestation, les pratiques agraires et agropastorales inappropriées ou dépassées par rapport à la nature et à l’état des sols, etc. Il s’agit d’une « maladie climato-virale » (pour emprunter la formule bien imagée de l’artiste Eric-Hector Hounkpè) qui affecte les sols car ses processus sont accélérés et ses impacts aggravés par les chocs climatiques tels les sécheresses et les inondations.

Ce phénomène, durant la décennie 2000-2010, a érodé chaque année, l’équivalent de 220.000 ha de nos terres et paysages agroforestiers productifs. Il s’agit, en d’autres termes, de l’équivalent de 1,9% du territoire national qui, chaque année, a été ainsi soustrait à ce qu’on pourrait appeler le « Bénin productif ». Au cours de cette décennie de référence, une superficie totale d’environ 19% du territoire national a ainsi été dégradée ; et on peut raisonnablement projeter que cette proportion va considérablement augmenter voire doubler d’ici 2020, vu que les actions menées pour faire face au problème et arrêter les processus de dégradation sont restées parcellaires et insuffisantes. En effet, nonobstant ses impacts socioéconomiques considérables, le phénomène est resté plutôt sous-estimé voire méconnu. Ceci est le propre des maux qui vous rongent à petit feu jusqu’au moment où ils déclenchent une catastrophe systémique. Pour la même période de référence, l’impact socio-économique d’une telle perte pour notre pays a été estimé à l’équivalent de 8% de son PIB chaque année, soit environ de 280 milliards de francs CFA par an !

Voici un bref aperçu de ses considérables conséquences qui handicapent le développement durable du Bénin.

Il s’agit de :

  1. Une forte baisse de la productivité agricole qui dans certains cas a pu atteindre 50%[1] sur la période de référence ;
  2. Une forte expansion des terres agricoles de l’ordre de 5% par an depuis 1975 (soit presque le double de l’accroissement naturel de la population)qui s’expliquepar une expansion des superficies emblavées de l’ordre de 50.000 ha par an pour compenser la baisse de productivité ;
  3. Une perte accélérée du couvert forestier ou végétal : l’extension agricole est à 98% responsable de la forte conversion des forêts et autres écosystèmes naturels (de savane et de zones humides) en terres agricoles. En l’espace de 35 ans, notre pays a perdu environ 48% de sa forêt dense qui ne couvre désormais qu’environ 0,29% du territoire (CENATEL) ;
  4. Les impacts au plan écologique : la perte accélérée du couvert végétal a aussi entrainé en aval l’érosion des sols, une perte accélérée de la diversité biologique, la pollution des ressources en eau, des inondations sans précédent comme par exemple à Banikoara en 2016 ;
  5. Une vulnérabilité accrue face au changement climatique : compte tenu du rôle régulateur des forêts et du couvert végétal dans le climat, cette perte a entraîné une exacerbation des aléas climatiques (sécheresses, dérèglement du régime des précipitations entrainant des inondations) ;
  6. Une pauvreté systémique en milieu rural : 40% de la population rurale vit en dessous du seuil de pauvreté (indicateur BM, 2017), ce pourcentage étant plus élevé dans les zones affectées par la dégradation des terres ;
  7. Une insécurité alimentaire structurelle dans les zones affectées : les femmes sont les plus affectées et la mortalité infantile y est plus élevée que dans les zones non affectées ;
  8. Un fort accroissement de la population affectée par la dégradation de 37% entre 2000 – 2010 : Le Bénin est plus affecté que la moyenne africaine : 32% contre 23% de la population rurale africaine en 2010.

En résumé, en milieu rural, un peu plus au Bénin qu’ailleurs en Afrique, la cartographie de la dégradation des terres et des paysages agro-pastoraux et forestiers est largement corrélée par celle de la pauvreté, de l’insécurité alimentaire et de la forte vulnérabilité au changement climatique.

Nous savons cependant que la dégradation des terres n’est pas une fatalité et que la Gestion Durable des Terres (GDT) est sa thérapie.

Alors, à ce sombre tableau des conséquences de la dégradation des terres, je voudrais opposer l’aperçu ci-après des résultats potentiels d’une Gestion Durable des Terres au Bénin.

En effet, la gestion durable des terres pourrait générer :

  1. Une productivité agricole accrue durablement à travers des pratiques agraires d’intensification écologique ;
  2. La restauration des terres dégradées et le renforcement du capital de base en particulier celui des plus pauvres pour l’amélioration de leurs productions et de leurs revenus ;
  3. Une réduction substantielle et durable de la pauvreté rurale ;
  4. Une amélioration durable de la sécurité alimentaire ;
  5. Une déforestation évitée et un renforcement du couvert végétal national ;
  6. Une restauration et une revitalisation de la diversité biologique ;
  7. L’adaptation et la résilience au changement climatique, la réduction durable des vulnérabilités, en particulier celles des plus pauvres, face aux sécheresses et inondations ;
  8. Un accès amélioré à l’énergie à base de biomasse en milieu rural.

Au total, la Gestion Durable des Terres (GDT) peut apporter des contributions décisives à l’atteinte des cibles retenues comme étant prioritaires au niveau nationales et liées à neuf (9) Objectifs de Développement Durable (ODD), à savoir les ODD 1, 2, 3, 5, 6, 7, 8, 14 et 15.

La GDT peut booster durablement l’économie nationale tout entière. Une étude réalisée en 2015[2] et couvrant 42 pays au Sud du Sahara dont le Bénin, a établi que le coût des investissements pour la mise en œuvre de la GDT n’équivalait, en moyenne qu’à un septième des coûts socio-économiques engendrés par l’inaction face à la dégradation des terres. Cette étude a conclu que de tels investissements pouvaient induire une croissance du PIB de l’ordre de 5% par an sur une période de 15 ans ! Ainsi au Bénin, le retour sur investissements dans le cas de la restauration des terres dégradées serait d’au moins 4 Francs pour chaque franc investi !

Prenons l’exemple de l’anacardier

Le Bénin s’est hissé au rang appréciable de 5ème producteur mondial de noix de cajou, mais au prix d’une expansion des terres agricoles. Notre pays dispose d’une bonne marge de progression dans la production de cette spéculation surtout si les nouvelles plantations n’occasionnent pas davantage de déforestation mais contribuent plutôt à restaurer les terres déjà dégradées. Justement, l’anacardier s’y prête bien. En effet, il est « bien adapté à l’environnement du Bénin central. Il demande très peu d’intrants et peut bien se développer et produire même sur des sols pauvres. C’est pourquoi, il convient particulièrement bien à la réhabilitation des terres dégradées. »[3] Ce qu’il faudrait, c’est une bonne stratégie et des incitations appropriées afin de réaliser un tel potentiel, en revitalisant les plantations existantes et en ciblant délibérément, pour réaliser de nouvelles plantations, les terres déjà dégradées dans les zones de prédilection de l’anacardier.

La mise en œuvre de la GDT est un champ de prédilection pour faire avancer l’approche genre au Bénin

En effet, le vrai défi du Genre dans notre pays réside dans l’accès des femmes à la terre en milieu rural. C’est là que les inégalités hommes-femmes sont les plus manifestes. Selon l’Enquête modulaire intégrée sur les conditions de vie des ménages (EMICoV), le pourcentage des femmes propriétaires n’était que de 14.9 % seulement en 2011. De fait, faute d’accès sécurisés à la terre, les exploitations agricoles dirigées par les femmes sont parmi les plus dégradées.

Une approche territoriale en matière de GDT permettra de mettre en œuvre une politique pertinente qui tient compte des exigences de l’approche Genre. Il a été évalué qu’une telle capacitation des femmes à travers la GDT pourrait impacter la productivité de leurs exploitations agricoles de 20 à 30% et avoir un réel effet domino sur l’économie locale et sur le développement social en général.

Quelle est la hiérarchie des actions pour neutraliser la dégradation des terres et réussir la gestion durable des terres (GDT) ?

Il faudra disposer au niveau local d’une cartographie du statut des terres et de l’état des sols en termes de fertilité/productivité afin de pourvoir promouvoir et faciliter, à l’échelle des paysages agroforestiers, les engagements et investissements des acteurs pour la gestion intégrée desdits paysages agro-forestiers en fonction de la hiérarchie suivante :

  1. Éviter la dégradation sur les terres en bon état
    1. Réduire les processus de dégradation sur les terres déjà affectées
    1. Restaurer les terres dégradées ayant encore un potentiel de restauration

Comme nous le rappelle Albert Einstein « nous ne pouvons pas résoudre nos problèmes avec la même façon de penser (et d’agir), le même système que nous avons utilisé lorsque nous les avons créés ».

Autrement dit, pour changer la donne, il faudra changer de paradigme.

Changer de paradigme, c’est d’abord prendre conscience de la logique et des postulats erronés qui gouvernent le statu quo ; ils sont souvent implicites ou tacites. Il faudra en prendre conscience afin de les amender délibérément. Les trois postulats suivants en font certainement partie :

  1. Au nom de l’accroissement de la production, nous pouvons accroître les superficies cultivées et abandonner les terres dégradées sans grande conséquence ;
  2. La dégradation des terres, des paysages agropastoraux et forestiers n’est qu’un problème environnemental ;
  3. La restauration des terres dégradées n’est pas économiquement rentable.

Ces trois postulats qui entretiennent le statu quo sont non seulement faux mais dangereux pour notre développement durable, au regard des conséquences du système qu’ils ont généré.

Pourquoi le statu quo ne peut pas promouvoir une gestion durable des terres ?

Voici six (6) raisons qui expliquent pourquoi ce système ne soutient pas les actions et projets de GDT et plus particulièrement de restauration des terres dégradées.

  1. Les incitations (explicites ou implicites des politiques nationales en matière d’utilisation des terres) poussent davantage à dégrader et emblaver de nouveaux espaces, qu’à une intensification durable et une restauration des terres déjà dégradées. Cela est vrai, tant pour notre système de développement agricole que pour nos extensions urbaines caractérisées par une forte spéculation foncière qui, curieusement, ne s’opère que sur les terres agricoles encore productives ;
    1. Les projets de restauration sont plus risqués parce qu’étant à plus long-terme (périodes de maturité, de productivité et de retour sur investissement souvent supérieures à 5 ans) ;
    1. Les projets de GDT sont perçus, à tort, comme ne pouvant générer que de très faibles retours financiers sur investissement, leurs avantages seraient essentiellement d’ordre environnemental/écologique et social ;
    1. Les projets de GDT existants sont souvent de trop petite taille, peu attrayants pour les investissements privés ou institutionnels, vu que leurs multiples avantages socio-écologiques ne sont malheureusement pas rémunérés aux exploitants agricoles ;
    1. Il n’y a pas d’accès à des financements incitatifs pour la restauration des terres ;
    1. Les incitations liées à la finance climat tant pour l’adaptation que pour la séquestration du carbone organique dans les sols, sont très difficiles d’accès aux acteurs.

Dans un tel contexte, le paysan béninois, quoique souvent analphabète mais pas bête, ne peut pas être enclin à prendre le risque des changements et investissements nécessaire pour passer à la GDT sur son exploitation agricole puisque le système ne l’y incite pas. Le paysan se comporte avant tout comme un investisseur qui tient compte du contexte général, des facteurs de production, de l’accès aux marchés et de la rentabilité de ses spéculations. Le système doit cesser de le considérer comme n’ayant besoin que de la charité, afin d’en faire un véritable agent de vulgarisation de la GDT. Notre pays regorge de résultats probants mais restés sans lendemain provenant des instituts de recherches agronomiques ainsi de projets ou d’expériences pilotes ayant établis la viabilité et la rentabilité au Bénin de bonnes pratiques en matières de GDT.

Les transformations et mutations nécessaires : voici 8 suggestions pour l’agenda du changement de paradigme.

Pour réussir l’intégration de la GDT

  1. Corriger les politiques en supprimant les subventions et autres pratiques institutionnelles qui entretiennent voire encouragent la dégradation et introduire des mécanismes qui encouragent la GDT. La première incitation à une gestion durable des terres, c’est la suppression des incitations à dégrader ;
  2. Intégrer la prise en compte des actions pour la dégradation évitée et la restauration des terres et paysages agro-forestiers dégradés dans les agendas de tous les ministères concernés au-delà de ceux de l’agriculture et de l’environnement, par exemple ceux en charge de l’économie et des finances, de l’énergie, de la planification et de l’évaluation du développement, etc. ;

Pour développer les capacités locales (approche territoriale)

  • Promouvoir une gouvernance décentralisée qui facilite la gestion inclusive et intégrée des paysages agroforestiers autour des objectifs de dégradation évitée et de restauration ;
  • Cartographier au niveau local la fertilité des sols et les zones dégradées et identifier leurs potentiels respectifs de restauration, constituer une base de données référencée sur les coûts et bénéfices de la GDT et les bonnes pratiques y relatives, pour faciliter/catalyser la recherche appliquée et le partage d’informations et de connaissances ciblant tous les acteurs à tous les niveaux ;
  • Créer et mettre en œuvre, en le déclinant du niveau national au niveau local jusqu’aux acteurs des paysages agro-forestiers, un système intégré et standardisé de mesures et d’évaluation des résultats, coûts, bénéfices et impacts de la GDT ;

Pour mieux investir dans la GDT

  • Démocratiser l’innovation en matière de bonnes pratiques de la GDT, et assurer un accès approprié (en particulier à l’usage des paysans et exploitants agricoles) aux informations météorologiques et autres systèmes d’alertes précoces ;
  • Mettre en place des mécanismes de réduction des risques liés à la GDT et développer, de concert avec les acteurs pertinents de la société civile et du secteur privé, des pipelines de projets de restauration à l’attention de potentiels investisseurs nationaux et/ou étrangers ;
  • Mobiliser la finance climat (l’adaptation et la finance carbone) et en faciliter l’accès aux acteurs ; les financements pour le développement pourraient être utilisés comme effet de levier pour attirer les Partenariats Publics-Privés-Populations (ou 4P) qui contribuent à la restauration des terres vu leurs avantages socio-écologiques.

On peut donc conclure que l’enjeu central du changement de paradigme pour une intégration effective de la gestion durable des terres (GDT) à tous les niveaux de gouvernance, et une opérationnalisation par tous les acteurs concernés, c’est le développement durable de notre pays.

Sans une prise en compte effective de la GDT dans une approche territoriale et décentralisée, les stratégies nationales ne feront au mieux que renforcer le statu quo qui entretient et accélère la dégradation des terres. Au pire, elles resteront des documents prédestinés à prendre de la poussière sur les étagères des ministères et des institutions de mise en œuvre.

Par contre, la perspective de pouvoir capter les résultats de la GDT pour arrêter l’hémorragie d’un capital naturel crucial pour notre économie et nos populations (en particulier les plus pauvres et vulnérables), avec à la clé une contribution durable de l’ordre de 5% du PIB par an à la croissance de notre pays avec des impacts tangibles sur la réduction de la pauvreté, devrait constituer une forte motivation pour que l’action publique impulse ledit changement de paradigme, en s’affranchissant des réflexes du système, de ses conservatismes et pratiques qui ne profitent par ailleurs, ni aux paysans, ni à notre développement durable.

Enfin, pour réussir, le processus de changement de paradigme et l’intégration effective de la GDT ont besoin d’un cadre de concertation pour leur mise en œuvre. Ils devront aussi faire l’objet de revues régulières au niveau le plus élevé possible, parce qu’on peut améliorer que ce que l’on sait donner les moyens de mesurer.

4 mars 2018

Luc GNACADJA

Président de GPS-Dev
Ancien Secrétaire Exécutif de la Convention des Nations Unies
sur la Lutte Contre la Désertification
Ancien Ministre de l’Environnement


  • [1] « Neutralité de la gestion durable des terres (GDT) : Note politique sur les cibles et mesures NDT » (MCVDD, 2017)
  • [2] ELD Initiative 2015a, ELD Initiative and UNEP 2015
  • [3] Cf. ‘Les Paysages de l’Afrique de l’Ouest : une fenêtre sur un monde en pleine évolution’ USAID – CILSS – USGS ; 2016)

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